Une famille de notables ordinaires
aux XIVe, XVe et XVIe siècles :
Les Chambellan de Bourges 1300-1585
Alain Collas
La famille Chambellan de Bourges nous a laissé suffisamment de traces dans les archives pour permettre une étude prosopographique sur Ia longue durée des XIV~·XVIe siècles. Nous pouvons ainsi suivre l'évolution d'un groupe de notables urbains et étudier les stratégies d'ascension sociale. Nous nous sommes tout particulièrement intéressés au jeu des alliances familiales qui permet, pas à pas, d'anonymes marchands berrichons d'accéder aux cours souveraines.
The Chambellan family from Bourges left enough traces in the Archives for us to
carry a prosopography study over a lengthy period from the XIVth century to the
XVIth century. We are thus able to follow the evolution of a group of urban notables
and study the strategies they used to climb the social leader. We concentrated particularly
on family alliances, which. step by step, enabled anonymous merchants' from
the Bourges area to gain access to the Royal Court.
Les monographies familiales semblaient promises à un bel avenir aux yeux de Lucien Fèbvre qui appelait de ses voeux des études sur les familles . Cinquante ans après, nous devons constater qu'elles sont rares. La société du bas Moyen-Âge est bien connue, ses différentes strates ont été abondamment étudiées, éclairées par de nombreuses études régionales et urbaines. L'analyse des réseaux, du fonctionnement interne des familles, des mécanismes présidant aux alliances reste en partie à faire, surtout chez les notables provinciaux. Bernard Guenée, lors de la soutenance de thèse nous fit remarquer qu'une famille berrichonne que nous avions approchée dans le milieu des officiers royaux pouvait être riche d'informations. Nous devions rapidement nous apercevoir que son intuition était profondément justifiée. La famille Chambellan s'avéra offrir de très nombreux avantages à l'historien curieux de pénétrer à l'intérieur d'une famille de notables.
La richesse des sources tout d'abord. Un important dossier à la Bibliothèque Nationale permettant de suivre quelques membres et d'aborder la construction d'une généalogie . Un fond notarial Important et varié aux Archives départementales du Cher complétait la documentation et palliait les difficultés créées par la disparition dans l'incendie de 1487 de la plupart d documents sur Bourges . Les sondages pratiqués aux Archives Nationales dans les registres du Parlement de Paris ou de La Chambre des Comptes complétaient l'approche. Après une dizaine d'années d'investigations nous pouvons travailler sur un fichier comportant 656 personnes, dont 77 Chambellan, les autres étant leurs alliés.
Second avantage à nos yeux, les Chambellan sont totalement inconnus. Seuls quelques érudits berruyers spécialistes des XVe et XVIe siècles en connaissent l’existence, et encore ne sont-ils évoqués qu'à l'occasion d'un étude portant sur des personnages de plus grande envergure, Jacques Cœur, les Lallemand ou les le Roy par exempte. Nous avions donc l'occasion d'analyser une famille de notables ordinaires d'une ville de province. Une monographie familiale était envisageable dans un milieu loin de la cour, loin du Parlement, loin des « grands ». « Le Bourgeois gentilhomme » étudié par George Huppert allait être le centre de cette étude, saisi dans son milieu
quotidien.
Un troisième atout se fit jour peu à peu. Nous discernions une première trace d'un Chambellan en 1300, à l 'aube du XIVe siècle. Nous pouvions suivre le comportement de son lointain descendant pendant tes troubles de la Ligue dans les dernières années du XVIe siècle. Nous pouvions reconstituer la succession des générations, des alliances, des activités de cette famille sur trois siècles.
Ces avantages ne doivent toutefois pas masquer l'importance des difficultés. La masse des informations recueillies ne doit tout d'abord pas tromper : le dossier est lacunaire. Si quelques individus se dessinent clairement sous nos yeux, nombreux sont ceux qui percent à peine le brouillard du temps. Les77 Chambellan ne peuvent pas être traités également, pour certains il ne subsiste guère que le nom. Nous ignorons presque toujours l'âge, la date de la mort. Si nous connaissons souvent beaucoup mieux les fonctions occupées et les biens possédés, soyons certains que nous ne saisissons qu'une partie plus ou moins infime de tout ce que fut leur existence. Rien ne nous permet d'affirmer que la généalogie soit complète. II est probable que certains sont restés cachés à nos recherches. Enfin, exaspérant pour l'historien qu'une longue fréquentation des archives concernant ces hommes et ces femmes finit par rendre familiers, nous ne les entendons presque jamais parler. Quelques contrats de mariage, de rares testaments, aucun livre de raison, c'est toujours l'acte froid et judiciaire qui par la médiation du notaire, du greffier, nous permet de les voir, de les rencontrer. Aucune trace iconographique, aucun portrait, aucune statue. Ce sont des hommes sans corps et sans visage.
Les pages qui vont suivre ne seront qu'une esquisse. Quelques îlots de connaissances ancrés sur des parchemin permettent de brosser à grand trait l'évolution d'une famille, de 1300 à 1598. N'oublions pas l’étendue des lacunes dont la connaissance aurait peut-être complétement modifié le tableau. L'étalement chronologique de l‘étude n'est pas le moindre de problèmes, car il faut veiller sans cesse à ne pas généraliser des situations datées. C'est la raison d'un plan qui suit un découpage chronologique essayant de superposer aux temps historiques de la période le temps vécu de l'expansion familiale.
Les problèmes de méthode rencontrés tout au long de ce travail furent multiples. D'un fichier total comprenant 800 individus, notables berruyers, il s'agissait de traiter les 656 personnages qui touchaient de très près ou de plus loin la famille Chambellan. C'est dire que notre étude veut s‘inscrire dans le cadre prosopographique . Nous avons donné pour chaque personnage une fiche questionnaire comportant treize entrées qui permettaient de traiter les questions de vie familiale (alliance, mariage, enfants, décès ... ), de la vie sociale (fonctions), du statut social (épithète d'honneur, désignation dans les textes), de la fortune (possession, achat, vente), du comportement face aux évènements quotidiens de la vie sociale et politique, Ces éléments permettant d 'alterner étude individuelle et analyse statistique des comportements du groupe. Nos préoccupations tournent autour de quelques grandes questions. De Montaigne à Georges Huppert le notable urbain, le quatrième état est présenté comme un être bâtard. Issu du monde marchand, aspirant à la noblesse, il occupe un statut intermédiaire qui ne le satisfait pas et il finit, pour s'intégrer à Ia noblesse, par trahir la ville à laquelle il doit pourtant richesse, prestige et pouvoir . L'étude d'une famille singulière, prise au hasard de la recherche peut-elle affiner, vérifier au modifier cette présentation? Telle était la première question, tout en sachant qu’une réponse n’aurait seulement qu'une valeur exemplaire. II s'agit de montrer comment la famille Chambellan à Bourges a vécu son état, et comment ont évolué ses rapports avec la ville.
L'étude prosopographique sur trois siècles d'une famille permet surtout de s'intéresser à deux questions centrales : cette de l'ascension sociale, celle de alliances familiales. L'ascension sociale de Chambellan, nous nous efforcerons d'en décrire les étapes et d'en montrer les manifestations. C'cst au coeur de ce sujet que l'on doit poser la question des alliances familiales. Elles sont le moteur de I ‘ascension. Les Chambellan se sont alliés avec 54 familles. Nous avons essayé d'examiner ces alliances, d'en comprendre les raisons, d'en regarder les mécanismes. Y-a-t-il une
stratégie d'ascension sociale construite sur la recherche d'alliances ? Pouvons-nous parler d'un réseau des Chambellan ? En répondant a ces questions, c'est l'écheveau de la société des notables berruyers que nous dévidons. Au passage nous pouvons évoquer l'attitude de ces personnages devant quelques événements importants, l'émeute de 1474, les guerres de religion ou la montée de I' humanisme.
Le cadre géographique et historique de cette étude est au demeurant intéressant. Le Berry du Moyen-Âge finissant, c'est un peu l'histoire des occasions manquées. Le duc Jean avait contribué à stimuler par ses commandes fastueuses l'activité économique de cette région. Il avait aussi construit Ies bases d’une structure administrative. Toutes choses qui conduisirent le dauphin Charles a se réfugier à Bourges en 1418, permettant à la vine de devenir la capitale de la résistance à I' Anglais et aux Bourguignons. Mais à partir de 1423, l’insécurité des plaines berrichonnes amène la cour de Charles à s'installer en Touraine. C'est Tours qui deviendra la capitale du Royaume de la
reconquête. Bourges n'aura été que le bref refuge d'un prince en fuite, Néanmoins, Charles VII reste attaché au Berry et à ses hommes. Louis XI en gardera rancune a une cité dont l'attitude durant la ligue du Bien Public n'avait pas été exemplaire. II montrera, nous le verrons, cette rancune au plein jour lors de l’émeute de 1474.
Jacques Coeur avait, sous Charles VII, donné une seconde chance à la ville de Bourges, mais les affaires de l'argentier étaient trop vastes pour cette cite. Bien que berruyer lui-même, il transfère dès 1448, ses entrepôts à Tours avant de s'intéresser à Lyon ou Montpellier . Néanmoins quelques familles marchandes, s'appuyant sur une fabrication drapière importante, profitent de ta présence de Jacques Coeur pour construire et asseoir leur fortune. Les Chambellan sont un peu de celles-là.
Ces familles s'efforcent de développer la prospérité de Bourges. Elles se battent pour avoir une université, des foires, et elles semblent bien près de réussir la construction d'une métropole commerciale quand l'incendie ravage la ville en 1487 et en détruit une bonne partie. Nos notables s'attelleront avec courage à la reconstruction mais n'éviteront pas un coup d'arrêt mortel pour la ville et... pour eux-mêmes. La grande période des Chambellan, c'est le règne de Louis XI. Jusqu'au début du XVIe siècle la famille vit sur sa lancée. Après 1520, l'assoupissement de Bourges ne permet pas à ses notables de se hisser plus haut. Les Chambellan restent parmi les premiers à Bourges, mais sont absents de Paris. Nous avons essayé de comprendre pourquoi les Chambellan de Bourges ne connaissent pas le succès d'autres grandes familles provinciales, les Gaillard de Blois, les de Beaune tourangeaux ou les Le Veste lyonnais. L’une des raisons essentielles a été l’échec de Bourges. C'est cet échec qui nous permet d'étudier des notables ordinaires.
Les Chambellan n'ont pas laissé de traces visibles dans les murs et les rues de Bourges. Ils furent toutefois un temps, propriétaires du palais Jacques Cœur, il furent propriétaires de plusieurs des maisons à pans de bois encore visibles rue Coursalon, ils eurent leur place au premier rang dans la cathédrale Saint-Étienne et donnèrent même un doyen au chapitre cathédral de None-Dame de Paris. Nous allons les Faire partiellement revivre pendant quelques pages en les extirpant de la poussière des temps et des archives. Ce faisant, nous garderons en tête cette belle phrase de Fernand Braudel incitant l'historien a comprendre la vie des hommes en train de se tisser sous nos yeux, avec, face au changement ou à la tradition, des acquiescements et des réticences, des refus, des complicités ou des abandons .
De Guillaume I Chambellan qui trouve la mort vers 1300 à Jérôme Chambellan qui essaie de sauver ta ville des tumultes religieux en 1565, des générations de Chambellan ont essayé de faire face au changement, de construire une famille prospère, de contribuer au développement de Bourges et du Berry, de défendre une idée du pouvoir royal. Pouvons-nous trouver un ordre, un sens, une cohérence à la succession de leurs actions et de leurs vies? Ces notables ordinaires parviennent-ils au milieu des tumultes à être des hommes d'influence ?